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les contes du réel
9 janvier 2019

Les A-Mortels

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Bien qu’il eût cessé de vieillir un siècle plus tôt, à l’âge de trente-six ans, Egon Krenz était effrayé par l’idée qu’il put un jour mourir. Non pas de mort naturelle, les a-mortels comme lui ne pouvaient tomber malades et leurs cellules se régénéraient à l’infini, sans excès ni prolifération anarchique. Non, ce qui l’angoissait par-dessus tout, c’était la peur de mourir accidentellement. La simple idée qu’il put succomber à un accident lui causait des sueurs froides. Que celui-ci fût banal ou non n’y changeait rien, cette pensée lui était insupportable. A la réflexion, un accident mortel ne pouvait jamais être banal. Bien au contraire, c’était un événement si rare chez les a-mortels qu’il était considéré comme une monstrueuse injustice, une de celles qui questionnaient sur la nature du bien et du mal. La banalité des accidents mortels était une de ces fables que se racontait l’humanité lorsqu’elle était encore mortelle.

— C’est pourquoi vous êtes le mieux qualifié pour cette mission.

Li Peng fixait du regard Egon Krenz, semblant le jauger. Assis, face au directeur adjoint de l’Office de protection des libertés publiques et individuelles, Egon Krenz ne laissait rien paraitre de son malaise devant ce regard insistant.

— Vous faites référence à mon apparence physique ? demanda-t-il en affichant un sourire éclatant.

— Pas seulement. C’est un tout mon cher Egon, vos qualités physiques ont contribué à notre choix, tout comme vos aptitudes, sans compter votre expérience bien sûr. Vous comprenez, il s’agit d’une mission très délicate. 

— Après tout, ce n’est qu’une banale mission d’infiltration.

— Une mission de ce genre n’est jamais anodine.

Egon Krenz faillit se mordre la lèvre pour avoir parlé trop vite.

— Laissez-moi vous rappeler les faits, poursuivit le directeur adjoint. Cela fait maintenant plusieurs mois que nous surveillons un groupe de ce qu’on pourrait appeler de doux dingues si des vies innocentes n’étaient en jeu. Ils prônent le retour à une existence dite naturelle sans traitement d’aucune sorte pour éviter les maladies, guérir les blessures ou interrompre le processus de vieillissement.

— Grand bien leur fasse ! Des fanatiques qui veulent nous faire revenir aux mauvais vieux temps de l'humanité souffrante et condamnée à mort. Mais pourquoi les surveiller ? Leurs idées sont barbares mais à ma connaissance ils n’enfreignent aucune loi. D’autant que le traitement assurant l’a-mortalité étant administré dès la naissance, ils n’ont aucune possibilité de s’y soustraire.

— C’est là où vous intervenez. Il semble que ce groupe planifie des naissances clandestines.

— C’est monstrueux ! Les bébés ainsi mis au monde seront complètement démunis et ils ne pourront jamais recevoir la vie éternelle. Au nom de quelle idéologie faire subir une telle souffrance à des êtres innocents ?

— Vous comprenez maintenant l’importance de cette mission. La surveillance exercée par l’Office a déjà permis d’identifier plusieurs suspects, reste à obtenir des preuves de leur conspiration. Et ce ne sera pas une mince affaire. Sous des dehors sympathiques, voire naïfs, ces gens-là sont des durs à cuire qu'il ne faut pas prendre à la légère. Et puis, comme tout citoyen, ils ont des droits, et je vous rappelle que l’Office a aussi pour but de défendre les libertés individuelles, déclara Li Peng dans un sourire entendu.

— Si vous acceptez cette mission, nous vous en indiquerons toutes les modalités, ajouta-t-il.

— J’accepte bien volontiers. J’ai hâte de mettre hors d’état de nuire ces criminels ! répondit Egon Krenz en serrant avec détermination la main du directeur adjoint.

Et dans ce geste il mettait déjà toute l’horreur que lui inspirait la révélation qui venait de lui être faite.

Dans sa communauté Egon Krenz était considéré comme un a-mortel équilibré et de bonne compagnie. Il était tolérant sans extravagance, cultivé sans ostentation et fidèle en amitié. Chacune de ses unions avait été menée à son terme après trente ans d’une vie conjugale harmonieuse. Comme tout a-mortel il abhorrait le risque, si infime soit-il, et d’abord le risque physique. Par crainte des accidents mortels, il ne pratiquait aucune activité sportive dangereuse, et était même incapable de visionner une fiction mettant en scène des morts violentes, y compris les vieux films policiers. En tout il était adepte de la mesure. Comme tout citoyen raisonnable il était partisan d’une politique très sévère à l’égard des criminels et particulièrement des meurtriers, ces véritables monstres pour lesquels aucune justification ne pouvait excuser le fait d’ôter une vie, même de manière involontaire. Toutes ces qualités faisaient d’Egon Krenz un agent chargé de la protection des libertés publiques et individuelles respecté de ses collègues et apprécié de ses supérieurs.

En contemplant son interlocutrice assise à ses côtés dans son appartement, il songea que si le métier d’agent avait ses servitudes, il procurait aussi quelques satisfactions. Mary Robinson était belle, de cette beauté grave et naturelle qui attire les regards. Elle était aussi intelligente, d’une intelligence réfléchie, comme le montrait le choix des mots, simples et justes, qu’elle utilisait pour exprimer sa pensée. Et ce qui la rendait encore plus fascinante aux yeux d’Egon Krenz c’était qu’elle avait effectivement les vingt-neuf ans qu’elle  paraissait.

— Vous n’avez jamais pris de leçon de piano ? questionna-t-elle en balayant la pièce du regard.

Egon Krenz nota qu’elle s’était imperceptiblement arrêtée sur les deux photographies presque dissimulées au milieu des livres dans son imposante bibliothèque.

— Figurez-vous que non. Et quand je m’en suis rendu compte j’ai aussitôt décidé d’acheter un piano et de m’y mettre. On n’a qu’une vie après tout, lui répondit-il avec un sourire enjôleur.

Et il était sincère ! Après tout, le but de la vie n’était-il pas d’accumuler les expériences agréables ?

— Quand souhaitez-vous commencer Mr. Krenz ? demanda abruptement Mary Robinson.

Il songea qu’il allait falloir jouer finement, ce qui n’était pas pour lui déplaire.

— A votre convenance Miss Robinson. J’ai décidé de me consacrer pleinement à cette activité et je suis donc complètement disponible.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas commencer immédiatement ? 

Egon Krenz ne put s’empêcher de marquer un instant de surprise mais il se reprit aussitôt.

— C’est une excellente idée, répondit-t-il précipitamment.

La leçon fut telle qu’il l’avait espérée en voyant Mary Robinson. Elle montrait une patience et une douceur qui auraient fait fondre les prévenances de l’élève le moins doué. A la fin de la séance il fut agréablement surpris de constater les progrès qu’il avait déjà accomplis. Le plaisir que lui avait procuré ce premier cours l’inquiéta, il ne fallait pas qu’il oublie que son nouveau professeur de piano était une dangereuse criminelle. La leçon terminée, elle ne s’attarda pas. Après son départ, il examina attentivement les photographies qui avaient attiré son regard. En les voyant, elle n’avait rien laissé paraitre mais il était persuadé d’avoir atteint son but en les plaçant là.

Sur la première il posait devant un magnifique voilier en tenant par la main un jeune garçon. Tous les deux en tenue de marin, ils fixaient l’objectif avec un sourire complice. Tout dans cette scène suggérait le bonheur simple d’un père avec son fils. Il s’agissait bien sûr d’un montage. Egon Krenz n’avait pas d’enfant, il n’avait jamais voulu en avoir et aucune de ces compagnes n’en avait même jamais évoqué le désir. A quoi bon s’encombrer d’enfants qu’il fallait éduquer et dont la charge incombait éternellement ? Mais surtout au cours de sa longue vie, il avait été témoin de la souffrance insupportable causée par la perte d’un enfant. Très peu d’a-mortels étaient capables de vivre avec ce risque et Egon Krenz n’en faisait pas partie. 

La seconde photographie montrait simplement un élégant vieillard assis bien droit sur sa chaise, chemise blanche impeccable, manteau noir, chapeau en feutre à la main droite, gant blanc dans la main gauche, le front dégarni et la moustache blanche taillée, qui fixait droit l’objectif de l’appareil photo face à lui. Egon Krenz avait du mal à contempler ce portrait. La vue de toutes ces rides, de ce visage fripé, de ce corps usé, le mettait profondément mal à l’aise. Les personnes âgées avaient complètement disparu et il était du plus mauvais goût de conserver de tels portraits chez soi. Sauf pour les adeptes du retour à la vie naturelle qui professaient tout à la fois l’amour des enfants et une prétendue vertu de la vieillesse. L’inquiétude d’Egon Krenz se raviva lorsqu’il s’aperçut qu’il était impatient d’avoir sa seconde leçon de piano.

 

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Les contes du réel: Recueil de nouvelles

Et s'il ne vous restait qu'un seul vœu à accomplir ? Si vos rêves étaient prémonitoires ? Si vous aviez le souvenir de vos vies antérieures ? Si la science permettait à chacun de vivre éternellement jeune, mais dans l'angoisse de la mort ? Si le gouverneme...

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